Je suis une maîtresse d’école. Ou plutôt j’étais, car, avant d’être trop amer, je suis parti et suis devenu aubergiste. Non, il n’y a pas de fautes d’accord dans mes participes passés: oui, je suis un des trop rares hommes qui enseignent au primaire. Mais je suis, virtuellement, quand même une maîtresse d’école!
Je suis une maîtresse d’école mais pas tout à fait un enseignant, un professeur ou un pédagogue, comme pourraient s’en réclamer mes collègues du secondaire, du collégial ou de l’université. J’ai la même formation universitaire que mes collègues, j’ai même une maîtrise en enseignement, mais, contrairement à eux, je ne fais pas qu’enseigner.
Non. À titre de maîtresse d’école, je suis passée directement de ma cuisine à ma classe, en emportant avec moi mon petit fardeau de tâches domestiques. Je fais presque tout mon secrétariat, le ménage et le rangement de ma classe, je soigne, je garde, je surveille, j’encadre, j’élève des enfants et, dans le temps qu’il me reste, j’enseigne. Aucun enseignant du secondaire, du collégial ou de l’université n’accepterait d’accomplir pareilles tâches. Et il aurait bien raison…
Univers de femmes
J’ai enseigné près de vingt ans dans cet univers de femmes, et cela m’est toujours apparu comme une évidence: l’école primaire reste calquée sur l’univers des femmes à la maison, alors que tous les autres niveaux d’enseignement sont de véritables lieux de travail, avec à la clé un statut d’enseignants professionnels. Pourtant, de façon inexplicable, cette réalité, cette inégalité, n’est jamais évoquée par quiconque, comme si elle avait toujours échappé à l’analyse des acteurs du monde de l’éducation: les enseignantes du primaire traînent avec elles tous les petits vestiges de l’aliénation des femmes à la maison, et personne ne semble s’en apercevoir, personne ne s’en plaint et, surtout, personne ne le remet en question.
Par exemple, à tous les ordres d’enseignement, on bâtit des écoles avec des espaces prévus pour les enseignants. On appelle cela des bureaux. Pas au primaire. Mais, direz-vous, n’en ont-elles pas un bureau, dans leur classe? Mais voilà justement ce que c’est qu’être aliéné: ne plus voir les évidences, ne plus avoir le recul suffisant pour se rendre compte qu’on est privé des choses essentielles auxquelles tous les autres ont droit. L’accepter et faire avec.
Pas de bureau pour la maîtresse
Un bureau, c’est un espace physique bien défini où un enseignant peut se retirer afin de s’outiller pédagogiquement, afin de planifier et d’organiser son enseignement. Un bureau, c’est au moins un espace virtuel, sinon physique, où je peux me recueillir et réfléchir à ma pédagogie. Pas une classe où, midi et soir, concierge, enfants, collègues entrent comme dans un moulin; pas un local où s’installent malgré vous le service de garde, la période des devoirs ou le service des loisirs de la municipalité.
Toutes choses qui ailleurs paraîtraient insupportables à tous les autres professionnels des autres ordres d’enseignement. Un bureau, cela nous aurait-il échappé, c’est aussi un espace déterminé dans le temps. Tous les professionnels des autres ordres d’enseignement ont des temps bien définis dans leur horaire pour planifier, corriger, rencontrer les étudiants ou leurs collègues. C’est reconnu. Et nécessaire. Mais, semble-t-il, pas au primaire.
Perfectionnement
[...] À l’université ou au cégep, les enseignants ont un espace de temps alloué ou des budgets prévus pour la recherche et le perfectionnement. Rien au primaire ni non plus au secondaire. L’ingénierie scolaire n’a jamais prévu d’espace opérationnel pour les enseignantes du primaire, ni en recherche ni en réflexion ni en préparation. Les journées pédagogiques? Sur les quatre ou cinq journées allouées en début ou fin d’année, entre deux réunions, une enseignante prend les trois premiers jours à laver les pupitres, placer sa classe, ranger le matériel, remplir des formulaires, consulter mille et une directives, préparer la fête d’accueil, etc., et les trois derniers jours à refaire des choses semblables. Pédagogiques, ces journées?
À l’université, un enseignant peut prendre une année complète pour se perfectionner. Avec plein salaire. Fort bien! Mais pour la maîtresse d’école, comme si cela ne comptait pas, peu de moyens sont mis à son service afin qu’elle puisse approfondir sa connaissance du métier. Les quelques rares formations pédagogiques servent, la plupart du temps, à amener la maîtresse d’école à adhérer aux grands principes pédagogiques concoctés par des gens qui ne mettent même pas les pieds dans la classe et qui pourtant s’arrogent le droit de réfléchir à ses côtés… pour ne pas dire à sa place.
Réfléchir au métier
C’est aussi cela l’aliénation: tous ces spécialistes qui décident à votre place ce que vous devez enseigner et comment vous devez l’enseigner. Un professeur d’université hurlerait et déchirerait sa toge. Les enseignantes du primaire, j’en ai la profonde conviction, peuvent et doivent avoir une réflexion sur leur propre métier.
Une évidence: si déjà, au primaire, vous n’armez pas le béton sur lequel reposeront les fondements du savoir, tout l’édifice risquera de s’écrouler plus tard.
Un ordre «mineur»?
Préparer l’acte d’enseigner serait-il moins important au primaire? Planifier un seul cours, dans une seule matière, au secondaire, au cégep, à l’université, serait-il plus compliqué et plus essentiel que bien préparer six ou sept périodes par jour, dans six matières, bien distinctes, au primaire? Huit plus un, b-a ba, serait facile à enseigner et moins didactique? Alors, il faut relire Piaget!
Au niveau d’un enfant, l’apprentissage d’une équation mathématique ou d’une règle de grammaire est probablement aussi exigeant que maîtriser la formule qui permet de calculer la masse calorifique totale dégagée à la suite de la collision entre deux particules atomiques dans un tunnel à vide. Ordonner, sérier, comparer, organiser des nombres et des lettres, c’est tout aussi compliqué que faire le résumé sur deux ou trois pages d’À la recherche du temps perdu et ô combien tout aussi déterminant pour toute l’architecture intellectuelle qui se construit dans les jeunes esprits de nos enfants. Croire que l’enseignement au primaire est plus facile ou moins important qu’aux autres ordres d’enseignement, cela aussi c’est aliéner la mission des enseignantes au primaire.
Tout, sauf enseigner!
Alors que l’on cherche de tous bords tous côtés des explications logiques à la crise dans l’éducation, on ne s’est jamais rendu compte que les enseignantes du primaire font mille et une autres choses qu’enseigner. À ce que je sache, au secondaire, au collégial, à l’université, la tâche est entièrement consacrée à des activités d’enseignement et pédagogiques. Simple bon sens.
Au primaire, sur les 27 heures de tâche éducative, que reste-t-il comme temps réel d’enseignement? Sur une journée de 5,5 heures en présence élève, sur le terrain — pas dans la convention, j’insiste! —, une enseignante consacre près d’une heure en surveillance, encadrement et déplacement; une autre en gestion de classe, règlement de conflits et discipline; une autre en ménage, rangement, imprimerie, classement et mille autres petits préparatifs avec ou sans ses élèves; une autre à mille et une autres activités collatérales liées à l’école, à la municipalité, aux services communautaires. C’est très noble, bravo! Mais un pilote peut-il en même temps diriger l’avion, servir les martinis aux passagers et nettoyer la passerelle? Si, à la fin d’une journée, il reste trois petites heures, solides, d’enseignement, c’est déjà inespéré.
[...] Et si les maîtresses d’école rendaient leur tablier et exigeaient de retourner à ce qui est leur fonction essentielle, soit se considérer comme d’authentiques pédagogues et enseigner? Et si c’étaient elles, et non pas le ministère de l’Éducation, qui avaient l’expertise?
La réforme
Au tout début du lancement de la réforme, j’ai passé une journée au Complexe G, cette tour du ministère de l’Éducation, à Québec, avec un sous-ministre et trois responsables de programmes et, je vous jure, je n’invente rien, ils ont consacré une partie de la journée à tenter de s’entendre sur le sens du terme «compétence transversale».
Aucun n’a même été capable de citer correctement la définition qui apparaît dans le document fondateur de la réforme… Alors que l’on cherche des solutions à la crise dans l’éducation, on devrait peut-être se tourner vers les enseignants, les seuls véritables experts. Les solutions sont pourtant si simples, si évidentes, que les coupeurs de cheveux en quatre ne peuvent plus ni les voir ni les concevoir.
Un petit exemple parmi d’autres: avec les services de garde en place dans toutes les écoles, rien n’empêcherait que l’on déleste les enseignantes de toute la partie surveillance et encadrement, que l’on pourra remplacer avantageusement par des activités d’enseignement. Un autre, tiens, pour titiller l’imagination des hauts fonctionnaires: redonnez aux secrétaires et aux concierges les tâches qui leur reviennent, créez du même coup de l’emploi, et permettez aux enseignantes de vaquer à des tâches nettement plus pertinentes. [...]
Parmi d’autres, elle existe cette solution, qui s’énonce toutefois si clairement qu’elle demeurera éternellement inaccessible aux esprits kafkaïen qui hantent les arcanes du ministère: Madame la Ministre de l’Éducation, Madame la Présidente de mon syndicat, laissez les enseignantes enseigner. Reléguez la maîtresse d’école aux oubliettes.
- Yves Waddell - 20 octobre 2008